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Au début, Stu

ne fit pas attention au bruit qui n’avait rien de surprenant en cette belle

matinée d’été. Il venait de traverser South Ryegate, dans le New Hampshire, et

la route serpentait maintenant sous une voûte d’ormes qui semaient sur l’asphalte

une poussière de taches de soleil, comme des pièces d’or. Des deux côtés de la

route, le sous-bois était très touffu – vinaigriers aux grappes de fruits rouges,

genévriers aux baies bleu-gris, innombrables arbustes dont il ignorait le nom. La

luxuriance de la nature l’étonnait encore, habitué qu’il était à l’est du Texas

où le bord des routes était loin d’offrir une telle variété. Sur sa gauche, un

vieux mur de pierre se perdait dans les taillis. Sur sa droite, un petit

ruisseau gazouillait joyeusement. De temps en temps, il entendait des animaux

bouger dans le sous-bois (hier, il avait eu la surprise de voir une grande

biche en plein milieu de la 302, humant l’air du matin), et les oiseaux

chantaient à tue-tête. Au milieu de tous ces bruits, les aboiements d’un chien

paraissaient la chose la plus naturelle du monde.

Il marcha encore près de deux

kilomètres avant de se rendre compte que la présence de ce chien – plus près

maintenant, à en juger par la force de ses aboiements – sortait peut-être de l’ordinaire

après tout. Depuis qu’il était parti de Stovington, il avait vu de nombreux

chiens crevés, mais aucun vivant. La grippe avait tué presque tous les humains,

mais pas tous. Apparemment, elle avait également tué presque tous les chiens

mais pas tous. L’animal devait avoir très peur des gens maintenant. Quand il

flairerait son odeur, il s’enfoncerait probablement dans les fourrés et

pousserait des aboiements hystériques jusqu’à ce que Stu quitte son territoire.

Stu remit en place les mouchoirs

qu’il avait glissés sous les courroies de son sac à dos, resserra les sangles. Après

trois jours de marche, ses chaussures de montagne étaient déjà passablement

usées. Coiffé d’un grand feutre rouge, il portait une carabine de l’armée en

bandoulière. Les mauvaises rencontres étaient peu probables, mais il avait cru

bon d’emporter une arme. Au cas où il trouverait du gibier, peut-être. En fait

de gibier, il avait vu cette grande biche hier. Elle était si jolie qu’il n’avait

même pas eu l’idée de tirer.

Le sac lui paraissait plus léger

maintenant, et il marchait bon train. Les aboiements semblaient tout proches, comme

s’ils venaient de derrière le prochain tournant. Peut-être allait-il finir par

voir ce chien.

S’il avait pris la 302 en

direction de l’est c’est qu’il pensait qu’elle l’amènerait tôt ou tard à la

côte. Il avait conclu une sorte de pacte avec lui-même : quand j’arrive

sur la côte, je décide ce que je vais faire. D’ici là, je n’y pense pas du tout.

Et cette longue marche – il en était à sa quatrième journée – lui avait fait du

bien. Il avait pensé emprunter une bicyclette ou une moto pour se faufiler

entre les épaves qui obstruaient la route, mais il avait finalement préféré

partir à pied. Il avait toujours aimé se promener en rase campagne et son corps

avait terriblement besoin d’exercice. Jusqu’à ce qu’il s’évade de Stovington, il

était resté enfermé pendant près de quinze jours. Il fallait qu’il se remette

en forme. Tôt ou tard, il s’impatienterait de la lenteur de sa progression et

il prendrait alors un vélo ou une moto. Mais, pour le moment, il était heureux

d’avancer ainsi sur cette route, de regarder ce qu’il avait envie de regarder, de

s’arrêter cinq minutes quand l’envie l’en prenait ou, dans l’après-midi, de

faire une petite sieste en attendant que la chaleur baisse un peu. Il se sentait

beaucoup mieux. Peu à peu, le souvenir de sa fuite dans ce labyrinthe s’effaçait.

Au début, le seul fait d’y penser lui donnait des sueurs froides. Plus

maintenant. Le plus difficile à oublier avait été cette impression d’être suivi.

Les deux premières nuits sur la route, il n’avait cessé de rêver à cette

dernière rencontre avec Elder, quand il était venu exécuter ses ordres. Dans

ses rêves, Stu était toujours trop lent avec sa chaise. Elder reculait évitait

la chaise, appuyait sur la détente, et Stu sentait un gros gant de boxe lesté

de grenaille de plomb lui défoncer la poitrine. Aucune douleur pourtant. Et le

rêve reprenait sans cesse, jusqu’au matin. Il se réveillait fatigué, mais

content d’être vivant, sans bien le comprendre. La nuit dernière, il n’avait

pas rêvé. Ce n’était sans doute pas fini, mais peut-être son organisme

évacuait-il peu à peu le poison. Peut-être ne s’en débarrasserait-il jamais

totalement mais avec le temps, il était sûr qu’il serait capable de réfléchir à

ce qu’il allait faire, qu’il ait atteint la côte ou pas.

Quand il arriva au virage, le

chien était là, un setter irlandais au poil acajou. Dès qu’il vit Stu, il se

mit à aboyer joyeusement et courut à sa rencontre en agitant frénétiquement la

queue. Ses griffes claquaient sur le bitume. L’animal fit un bond, posa les

pattes de devant sur le ventre de Stu, manquant de le renverser.

– Eh là, beau chien !

En entendant sa voix, le chien se

remit à aboyer de plus belle et fit un autre bond.

– Kojak ! lança une

voix sévère qui fit sursauter Stu. Couché ! Laisse-le tranquille… Tu vas

salir sa chemise ! Mauvais chien !

Kojak se laissa retomber et

commença à tourner autour de Stu, la queue entre les jambes. Mais la queue

continuait à tressaillir de joie et Stu se dit que ce chien devait être bien

mauvais au poker, si les chiens jouaient au poker.

Stu vit alors le propriétaire de

la voix – et sans doute de Kojak. Un homme dans la soixantaine, vêtu d’un

pull-over qui avait connu des jours meilleurs, d’un vieux pantalon gris… et d’un

béret. Stu n’avait encore jamais vu de béret. L’homme était assis sur un tabouret

de piano et tenait à la main une palette. Devant lui, une toile sur un chevalet.

Il se leva, posa la palette sur

le tabouret (Stu l’entendit marmonner dans sa barbe : « Ne va pas te

rasseoir dessus ») et s’avança vers Stu en lui tendant la main. Sous son

béret, ses cheveux frisés et grisonnants faisaient comme un petit coussin moelleux.

– J’espère que vous n’avez

pas l’intention de jouer avec votre fusil, monsieur. Glen Bateman, à votre

service.

Stu fit un pas en avant et prit

la main que l’autre lui tendait (Kojak recommençait à faire des siennes, bondissait

autour de Stu, mais sans oser sauter sur lui comme tout à l’heure – du moins

pas encore).

– Stuart Redman. Ne vous

inquiétez pas pour le fusil. J’ai pas encore vu assez de monde pour avoir envie

de leur tirer dessus. En fait, j’en ai pas vu un seul, sauf vous.

– Vous aimez le caviar ?

– Jamais goûté.

– Alors, c’est le moment. Et

si vous n’aimez pas, il y a autre chose. Kojak, ne recommence pas à sauter. Je

sais que tu en as envie – je lis en toi comme dans un livre – mais maîtrise-toi.

N’oublie jamais, Kojak, n’oublie jamais que la maîtrise de soi est la marque

distinctive des classes supérieures. La maîtrise de soi !

Convaincu par cet appel à ses

bons sentiments Kojak s’assit sur son derrière, langue pendante. Un grand

sourire de chien lui fendait les babines et Stu savait par expérience qu’un

chien qui montre les babines est soit un chien méchant, soit un sacré bon chien.

Celui-ci n’avait pas l’air d’un chien méchant.

– Je vous invite à déjeuner.

Vous êtes le premier être humain que je vois, je veux dire depuis une semaine. Vous

acceptez ?

– Pour sûr.

– Vous êtes du Sud, n’est-ce

pas ?

– De l’est du Texas.

Bateman poussa un petit

gloussement et revint à son chevalet où il était en train de peindre une

médiocre aquarelle du sous-bois.

– Si j’étais vous, j’éviterais

de m’asseoir sur ce tabouret, dit Stu.

– Merde, j’oubliais ! Ça

ferait du joli, vous ne croyez pas ?

L’homme changea de cap et se

dirigea vers une petite clairière. Stu remarqua une glacière de camping de

couleur orange, à l’ombre des arbres recouverte de ce qui semblait être une

nappe blanche soigneusement pliée. Quand Bateman la déplia, Stu comprit ce que

c’était.

– La nappe de la table de

communion du temple baptiste de Woodsville expliqua Bateman. J’ai décidé de lui

faire prendre l’air. Et je ne pense pas qu’elle manquera beaucoup aux baptistes.

Ils sont tous allés retrouver leur Jésus. Du moins, tous les baptistes de

Woodsville. Ils peuvent célébrer leur communion en personne maintenant. Mais je

crains fort que les baptistes ne se plaisent pas trop au ciel, à moins que la

direction ne leur permette de regarder la télévision – la ciel-vision devrais-je

dire – et leurs émissions débiles. Moi, je suis plutôt un vieux païen en

communion avec la nature. Kojak, ne piétine pas la nappe. La maîtrise de soi, n’oublie

jamais, Kojak. La maîtrise de soi, en toute chose. Passerons-nous de l’autre

côté de la route pour faire un brin de toilette, monsieur Redman ?

– Appelez-moi Stu.

– C’est entendu.

Ils traversèrent la route et se

lavèrent les mains dans l’eau fraîche et limpide du ruisseau. Stu se sentait

heureux. La rencontre de cet homme particulier en cet instant particulier lui semblait

être exactement ce qu’il lui fallait. En aval, Kojak lapait bruyamment. Puis il

s’enfuit dans les bois en bondissant, jappant comme un jeune chiot. Il leva un

faisan et Stu vit le plumage bariolé exploser au-dessus des broussailles. Un

peu surpris, il se dit que tout irait bien en fin de compte. Tout irait bien.

Il n’apprécia

pas beaucoup le caviar qui lui fit penser à de la gelée de poisson mais Bateman

avait aussi du saucisson, du salami deux boîtes de sardines, quelques pommes un

peu blettes et une grosse boîte de biscuits aux figues. Excellent pour le

transit intestinal, ces biscuits aux figues, expliqua Bateman. Stu n’avait eu

aucun problème de transit intestinal depuis qu’il était parti de Stovington, mais

il apprécia les biscuits et en prit une bonne demi-douzaine. En fait, il s’empiffrait.

Durant le repas, servi pour l’essentiel

sur des crackers, Bateman raconta à Stu qu’il avait été professeur de

sociologie au collège de Woodsville. Woodsville, avait-il expliqué, était une

petite ville (« célèbre pour son collège et ses quatre stations-service »

avait-il précisé), à une dizaine de kilomètres. Sa femme était morte dix ans

plus tôt. Ils n’avaient pas eu d’enfant. La plupart de ses collègues ne faisaient

pas grand cas de lui, pas plus que lui ne faisait grand cas d’eux. « Ils

pensaient que j’étais un peu cinglé. Le fait qu’ils n’aient pas eu tout à fait

tort, j’en conviens, ne fit rien pour améliorer nos relations. » Il avait

accueilli avec sérénité l’épidémie de super-grippe car, grâce à elle, il

pouvait enfin prendre sa retraite et se consacrer totalement à la peinture, ce

qu’il avait toujours voulu faire.

Avant de poursuivre son récit, il

partagea en deux un quatre-quarts et tendit sa part à Stu sur une assiette de

carton.

– Je suis un peintre exécrable,

je l’avoue. Mais je ne peux m’empêcher de me dire qu’en ce mois de juillet

personne sur terre ne peint de meilleurs paysages que Glendon Bateman, docteur

ès lettres. Satisfaction facile, je l’admets, mais satisfaction quand même.

– Ce chien vous appartient

depuis longtemps ?

– Non, la coïncidence aurait

quand même été étonnante, ne trouvez-vous pas ? Je pense que Kojak vivait

à l’autre bout de la ville. Je le voyais à l’occasion, mais j’ignorais son nom.

J’ai pris la liberté de le rebaptiser. Il ne semble pas m’en vouloir. Excusez-moi

un instant, je vous prie.

Il traversa la route en

trottinant et Stu l’entendit patauger dans l’eau. Il revenait déjà, jambes de

pantalon retroussées jusqu’aux genoux, un pack de six canettes de bière

ruisselantes dans chaque main.

– Nous étions censés arroser

notre déjeuner avec ce breuvage. Je suis stupide.

– Jamais trop tard, dit Stu

en prenant une canette. Merci.

Ils décapsulèrent leurs canettes

et Bateman leva la sienne.

– À la nôtre, Stu. Puissions-nous

couler des jours heureux, le cœur en paix, sans trop souffrir du lumbago.

– Amen !

Ils trinquèrent et se mirent à

boire. Stu pensa que la bière n’avait jamais eu si bon goût, et qu’elle ne l’aurait

probablement jamais plus.

– Vous n’êtes pas très

bavard, dit Bateman. J’espère que vous n’avez pas l’impression que je danse sur

la tombe de mes semblables, pour ainsi dire.

– Non.

– En réalité, je n’aimais

pas tellement mes semblables, je le reconnais volontiers. Le dernier quart du

vingtième siècle avait à peu près tout le charme, pour moi du moins, d’un

vieillard de quatre-vingts ans qui se meurt d’un cancer du côlon. On dit que c’est

un mal qui frappe tous les peuples occidentaux quand le siècle – n’importe quel

siècle – tire à sa fin. Nous n’avons cessé de nous draper dans nos voiles de

deuil et de crier partout : Malheur à toi, Jérusalem… ou Cleveland, selon

le cas. À la fin du quinzième siècle, nous avons eu la danse de Saint-Guy. À la

fin du quatorzième, la peste bubonique – la peste noire – a décimé l’Europe. À la

fin du dix-septième, ce fut le tour de la coqueluche, et à la fin du

dix-neuvième, les premières épidémies connues d’influenza. Nous nous sommes

tellement habitués à l’idée de la grippe – elle ne nous paraît guère plus

méchante qu’un mauvais rhume, n’est-ce pas ? – que personne, sauf les historiens,

ne semble savoir qu’elle n’existait pas il y a cent ans.

Stu écoutait, silencieux.

– C’est durant les trente

dernières années d’un siècle que les fanatiques religieux sortent leurs faits

et chiffres qui prouvent que la fin du monde est enfin arrivée. Il y a toujours

de ces gens, naturellement, mais lorsque la fin d’un siècle approche, ils semblent

se multiplier… Et beaucoup les prennent au sérieux. Les monstres apparaissent. Attila

le Hun, Genghis Khan, Jack l’Éventreur, Lizzie Borden. À notre époque, Charles

Manson et les autres. Certains collègues encore plus excentriques que moi prétendent

que l’homme occidental a besoin d’une bonne purge de temps en temps, d’un formidable

lavement ce qui se produit à la fin d’un siècle pour qu’il puisse entrer dans

le nouveau parfaitement propre et rempli d’optimisme. Dans le cas particulier, nous

avons eu droit à un super-lavement et quand on y pense, tout cela est

parfaitement logique. Après tout, nous n’approchons pas simplement de la fin d’un

siècle. Nous approchons d’un nouveau millénaire.

Bateman s’arrêta, songeur.

– Maintenant que j’y pense, je

suis effectivement en train de danser sur la tombe de mes semblables. Une autre

bière ?

Stu en prit une, réfléchissant à

ce que Bateman venait de dire.

– Ce n’est pas vraiment la

fin, dit-il au bout d’un moment. En tout cas, je ne crois pas. Juste un… entracte.

– Jolie trouvaille, en

vérité. Et, maintenant, je retourne à ma peinture, si vous permettez.

– Naturellement.

– Dites-moi, avez-vous vu d’autres

chiens ? demanda Bateman au moment où Kojak traversait la route en

bondissant allégrement.

– Non.

– Moi non plus. Vous êtes la

seule personne que j’aie vue jusqu’à présent, mais Kojak semble bien être seul

de son espèce.

– S’il est vivant, il doit y

en avoir d’autres.

– Pas très scientifique. Mais

quelle sorte d’Américain êtes-vous donc ? Montrez-moi un deuxième chien – de

préférence une chienne – et j’accepterai votre hypothèse qu’il en existe

quelque part un troisième. Mais vous ne m’en montrez qu’un et vous postulez l’existence

d’un second. Ça ne colle pas, mon cher.

– J’ai vu des vaches.

– Des vaches, oui, et des

cerfs. Mais les chevaux sont tous morts.

– C’est vrai, vous avez

raison.

Stu avait vu plusieurs chevaux

morts en cours de route. Et parfois des vaches broutaient à côté de leurs

cadavres gonflés comme des ballons.

– Pourquoi ? demanda-t-il.

– Aucune idée. Nous

respirons tous à peu près de la même manière. Or, il semble qu’il s’agisse essentiellement

d’une maladie des voies respiratoires. Mais je me demande s’il n’y a pas un

autre facteur. Les hommes, les chiens et les chevaux l’attrapent. Les vaches et

les cerfs ne l’attrapent pas. Les rats ont été mal en point pendant quelque

temps, mais ils semblent aller mieux à présent, continuait Bateman en

mélangeant avec le plus grand sérieux des couleurs sur sa palette. On voit des

chats partout une infestation de chats, et d’après ce que j’ai pu observer, les

insectes continuent à vivre comme si de rien n’était. Bien sûr, les petits faux

pas que l’humanité commet ne semblent que rarement les déranger et l’idée d’un

moustique qui attraperait la grippe est tout simplement trop ridicule pour qu’on

puisse la retenir. À première vue, tout cela n’a aucun sens. C’est complètement

fou.

– Sûr et certain, dit Stu en

ouvrant une autre canette.

Sa tête bourdonnait fort

agréablement.

– Nous pouvons nous attendre

à observer d’intéressantes variations dans les systèmes écologiques reprit

Bateman qui commettait l’effroyable erreur de vouloir représenter Kojak sur son

aquarelle. Reste à savoir si l’homo sapiens sera capable de se

reproduire après tout cela – c’est loin d’être sûr – mais du moins nous pouvons

tous essayer ensemble. En revanche, Kojak trouvera-t-il jamais une compagne ?

Connaîtra-t-il jamais la fierté d’être papa ?

– Mon Dieu, peut-être pas.

Bateman se leva posa sa palette

sur son tabouret de piano et prit une autre bière.

– Je crois bien que vous

avez raison. Sans doute y a-t-il d’autres êtres humains, d’autres chiens, d’autres

chevaux. Mais beaucoup d’animaux risquent de mourir sans se reproduire. Naturellement,

certains animaux appartenant à des espèces sensibles à la maladie portaient peut-être

des petits quand la grippe a frappé. Peut-être existe-t-il en ce moment au

États-Unis des dizaines de femmes en bonne santé – pardonnez-moi la crudité de

l’expression – qui ont un polichinelle dans le tiroir. Mais certains animaux

risquent tout simplement de tomber au-dessous de la masse critique. Si vous

retirez les chiens de l’équation, le cerf – qui paraît immunisé – va se

multiplier sans rien pour l’arrêter. Et il ne reste certainement pas

suffisamment d’êtres humains pour limiter la population des cerfs. Je crois

bien que la chasse va être ouverte toute l’année pendant longtemps.

– Mais les cerfs en trop, ils

vont crever de faim.

– Non, pas tous, pas même la

majorité. Pas ici en tout cas. Je ne saurais dire ce qui va arriver dans l’est

du Texas, mais ici, en Nouvelle-Angleterre, tous les jardins poussaient

parfaitement bien quand cette grippe est arrivée. Les cerfs auront beaucoup à

manger cette année, et l’année suivante. Même après, nos cultures se reproduiront

à l’état sauvage. Aucun cerf ne va mourir de faim avant sept ans peut-être. Si

vous revenez par ici dans quelques années, mon cher Stu, les cerfs seront si nombreux

que vous devrez les bousculer pour passer sur cette route.

– Stu réfléchissait.

– Vous n’exagérez pas ?

– Pas que je sache. Il peut

y avoir un ou plusieurs facteurs dont je ne tiens pas compte, mais bien

franchement, j’en doute. Et nous pourrions prendre mon hypothèse sur l’effet d’une

disparition complète ou presque complète de la population des chiens sur la

population des cerfs et l’appliquer aux rapports entre d’autres espèces. Les

chats se reproduisent sans rien pour les éliminer. Que peut-on en déduire ?

Eh bien je disais que les rats avaient baissé à la bourse écologique, mais qu’ils

faisaient une remontée. Si les chats sont assez nombreux, la tendance pourrait

être inversée. Un monde sans rats paraît une bonne chose à première vue, mais

je me pose des questions.

– Qu’est-ce que vous vouliez

dire tout à l’heure, quand vous vous demandiez si les humains seraient capables

de se reproduire ?

– Nous sommes en présence de

deux possibilités. Au moins deux, selon moi. La première, c’est que les bébés

pourraient ne pas être immunisés.

– C’est-à-dire qu’ils

mourraient dès qu’ils viendraient au monde ?

– Oui, ou même in utero.

Moins vraisemblable peut-être, mais toujours possible, la super-grippe pourrait

avoir rendu stériles ceux d’entre nous qui sont encore vivants.

– C’est complètement fou.

– Alors, les oreillons aussi

sont une histoire complètement folle, répliqua sèchement Glen Bateman.

– Mais si les mères des

bébés qui sont… in utero… si les mères sont immunisées…

– Oui, dans certains cas une

immunité peut se transmettre de la mère à l’enfant, exactement comme la

prédisposition à la maladie d’ailleurs. Mais ce n’est pas toujours le cas. On

ne peut pas en être sûr. Je pense que l’avenir des bébés actuellement in

utero est tout à fait incertain. Leurs mères sont immunisées, c’est clair, mais

les probabilités statistiques nous disent que la plupart de leurs pères ne l’étaient

pas et qu’ils sont morts aujourd’hui.

– Quelle est l’autre

possibilité ?

– Que nous réussirons

finalement à détruire notre propre espèce, répondit calmement Bateman. Et je

pense que c’est tout à fait possible. Pas tout de suite, parce que nous sommes

trop dispersés. Mais l’homme est un animal social et nous allons finir par nous

retrouver, ne serait-ce que pour nous raconter comment nous avons survécu à la

grande peste de 1990. La plupart des sociétés qui se formeront seront vraisemblablement

des dictatures primitives, dirigées par des petits Césars, à moins que nous n’ayons

beaucoup de chance. Quelques-unes pourront être des communautés éclairées, démocratiques,

et je vais vous dire exactement de quoi auront besoin ces sociétés d’ici la fin

du siècle et au début du siècle suivant : elles devront disposer d’un

nombre suffisant de techniciens pour rallumer la lumière. C’est possible, c’est

même tout à fait possible. Nous ne sortons pas d’une guerre nucléaire qui

aurait tout détruit. Toutes les machines sont là elles attendent que quelqu’un

vienne les remettre en route – quelqu’un qui saura nettoyer les bougies, remplacer

quelques roulements à billes grillés – et tout recommencera. La question se

résume à savoir combien de ceux qui sont encore vivants comprennent cette

technique que nous tenions tous pour acquise.

Stu sirotait sa bière.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

Bateman prit une grande lampée, se

pencha en avant et fit un large sourire à Stu.

– Permettez-moi je vous prie

de vous exposer une situation hypothétique, cher monsieur Stuart Redman, natif

de l’est du Texas. Supposons que nous ayons une communauté A à Boston et une communauté

B à Utica. Elles savent toutes les deux qu’elles existent et elles ont toutes

les deux connaissance de l’état dans lequel se trouve l’autre camp. La société A

s’en tire très bien. Ses membres habitent dans le quartier chic de Boston où

ils vivent dans le luxe et la mollesse. Tout simplement parce qu’un de leurs

membres se trouvait être réparateur pour la compagnie d’électricité. Le type en

sait juste assez pour remettre en marche la centrale qui alimente le beau

quartier dont je vous parlais. Il s’agit essentiellement de savoir quel

disjoncteur actionner. Une fois la centrale repartie, presque tout est

automatisé. Le réparateur peut apprendre aux autres membres de la société A quel

levier tirer, quels cadrans surveiller. Les turbines fonctionnent au mazout, et

nous en avons en abondance, pour la bonne et simple raison que tous ceux qui en

consommaient autrefois sont aussi morts que ce bon Mathusalem. Ainsi donc, à

Boston, du jus, il y en a. On se chauffe quand il fait froid, on s’éclaire pour

lire la nuit, le réfrigérateur fonctionne et vous pouvez prendre votre scotch

sur glace comme un homme civilisé. En fait la vie n’est vraiment pas loin d’être

idyllique. Pas de pollution. Pas de problèmes de drogue. Pas de problèmes

raciaux. Pas de pénuries. Pas d’argent, parce que toutes les marchandises sont

étalées devant vos yeux et qu’il y en a suffisamment pour qu’une société

radicalement réduite dans ses effectifs ne les épuise pas avant trois siècles. Du

point de vue sociologique, un tel groupe optera probablement pour une forme d’association

communautaire. Pas de dictature ici. Les conditions nécessaires à l’éclosion de

la dictature, la pénurie, le besoin, l’incertitude, la privation… ces conditions

ne sont tout simplement pas réunies. Boston finira probablement par être administré

par une sorte de conseil municipal, comme autrefois.

Bateman fit une pause.

– La situation est

totalement différente dans la communauté B, à Utica. Personne ne sait faire

fonctionner la centrale. Les techniciens sont tous morts. Il faudra un bon bout

de temps à ces gens pour comprendre comment faire fonctionner les choses. En

attendant, ils ont froid la nuit (et l’hiver approche), ils ne mangent que des

conserves, leur vie est pitoyable. Un homme fort prend la barre. Ils sont très

contents de l’avoir, parce qu’ils ne savent pas quoi faire, parce qu’ils ont

froid, parce qu’ils sont malades. Que lui prenne les décisions. Et c’est ce qu’il

fait, naturellement. Il envoie quelqu’un à Boston, avec une lettre. Voudraient-ils

envoyer leur gentil technicien à Utica pour les aider à remettre en marche la

centrale électrique ? L’autre solution : un long et dangereux voyage

vers le sud pour passer l’hiver. Alors, que fait la communauté A lorsqu’elle

reçoit ce message ?

– Ils envoient le type ?

– Foutre Jésus, non !

Ils risqueraient de le retenir contre son gré, en fait c’est très probablement

ce qui se passerait. Dans le monde post-grippal, la connaissance technologique

va remplacer l’or comme le meilleur moyen d’échange. Dans ces termes, la société

A est riche et la société B est pauvre. Alors, que fait la société B ?

– Ils émigrent au sud, répondit

Stu en souriant. Peut-être même qu’ils vont s’installer dans l’est du Texas.

– Peut-être. Ou peut-être

vont-ils menacer les gens de Boston de leur envoyer une ogive nucléaire sur la

tête.

– Une minute. Ils ne peuvent

pas mettre en route leur centrale, mais ils pourraient envoyer un missile

nucléaire sur Boston ?

– Si j’étais à leur place, je

n’essaierais pas de lancer un missile. J’essaierais simplement de voir comment

je peux détacher l’ogive nucléaire, puis je la transporterais à Boston dans ma

camionnette. Vous pensez que ça marcherait ?

– Comment voulez-vous que je

sache ?

– Même si ça ne marchait pas,

ce ne sont pas les armes classiques qui manquent. Et c’est le principal. Toutes

ces jolies petites machines sont là par terre. Il suffit de les ramasser. Et si

les communautés A et B ont toutes les deux de gentils techniciens, elles

pourraient concocter un échange nucléaire à propos de vieilles histoires de religion,

de territoire, de différences idéologiques. Pensez-y. Au lieu de six ou sept

puissances nucléaires dans le monde, nous pouvons nous retrouver avec soixante

ou soixante-dix puissances nucléaires, ici même, aux États-Unis. Si la

situation était différente, je suis sûr qu’on se battrait avec des pierres et

des massues. Mais le fait est que tous ces bons vieux soldats se sont évanouis

et qu’ils ont laissé leurs jouets derrière eux. Ce n’est pas très drôle quand

on y pense, particulièrement quand nous avons vu déjà des choses pas très

drôles… Mais j’ai bien peur que ce ne soit parfaitement dans l’ordre du

possible.

Le silence tomba. Au loin, Kojak

aboyait dans les bois. Bientôt, le soleil allait marquer l’heure de midi.

– Vous savez, dit finalement

Bateman, je suis fondamentalement enjoué. Peut-être du fait que mon seuil de

satisfaction n’est pas très élevé. Ce qui m’a fait proprement détester dans ma

spécialité. J’ai mes défauts : je parle trop, comme vous vous en êtes

rendu compte, je suis un très mauvais peintre comme vous l’avez vu, et j’avais

coutume autrefois de jeter l’argent par les fenêtres. Les trois derniers jours

du mois, il m’arrivait de ne plus pouvoir me payer autre chose que des

sandwichs au beurre d’arachides. Et je m’étais fait la réputation à Woodsville

d’ouvrir un compte d’épargne pour le fermer une semaine plus tard. Mais tout

cela n’a jamais pu m’abattre, Stu. Excentrique mais enjoué, c’est ainsi. La

seule chose qui m’a empoisonné la vie, ce sont mes rêves. Depuis que je suis

enfant, je fais des rêves étonnamment réalistes. Souvent très désagréables. Quand

j’étais jeune, c’était des fantômes cachés sous des ponts qui me prenaient par

le pied, ou une sorcière qui me transformait en oiseau… J’ouvrais la bouche

pour crier, et je me mettais à croasser comme un corbeau. Avez-vous déjà fait

de mauvais rêves, Stu ?

– Parfois.

Stu pensait à Elder qui le

pourchassait dans ses cauchemars, à ces corridors interminables qui revenaient

toujours au même endroit, éclairés par la lumière froide des tubes fluorescents,

remplis d’échos.

– Alors, vous savez ce que

je veux dire. Quand j’étais adolescent, j’ai eu droit à la dose usuelle de

rêves cochons, mouillés et secs, mais parfois entrecoupés de rêves dans

lesquels la fille avec qui j’étais se transformait en crapaud, en serpent, ou

même en cadavre putréfié. Quand je suis devenu plus vieux j’ai rêvé d’échecs, de

dégradation, de suicide, de morts accidentelles épouvantables. Dans le rêve que

je faisais le plus souvent, je me voyais lentement écrasé sous le pont de

graissage d’une station-service. Simple transposition du rêve du fantôme, je

suppose. Je crois vraiment que ces rêves sont un simple émétique psychologique

et que ceux qui les font ont finalement bien de la chance.

– Quand on peut se

débarrasser de ce qui nous dérange, on risque moins de craquer.

– Précisément. Il existe

toutes sortes d’interprétations des rêves, celle de Freud étant la plus connue,

mais j’ai toujours cru que les rêves n’avaient qu’une simple fonction

éliminatrice, et pas grand-chose d’autre – que les rêves sont le moyen qu’utilise

la psyché pour se vider une bonne fois de temps en temps. Et que les gens qui

ne rêvent pas – ou qui ne font pas de rêves dont ils se souviennent au réveil –

sont mentalement constipés, pour ainsi dire. Après tout, la seule compensation

pratique que l’on peut trouver à un cauchemar, c’est de se réveiller et de se

rendre compte que ce n’était qu’un rêve.

Stu souriait.

– Mais, ces derniers temps, je

fais un rêve extrêmement désagréable. Il revient souvent, comme celui où je

suis écrasé sous un pont de graissage, mais celui-là n’est que de la gnognote

en comparaison. Je n’ai jamais fait de rêves semblables, mais en même temps, il

ressemble à tous les autres. Comme si… comme si c’était la somme de tous mes

cauchemars. Et je me réveille avec une curieuse sensation, comme si ce n’était

pas du tout un rêve, mais une vision. Je sais que ça doit vous paraître un peu

dingue.

– Et qu’est-ce que vous

voyez ?

– Un homme, répondit Bateman

d’une voix étouffée. Du moins, je crois que c’est un homme. Il est debout sur

la terrasse d’un gratte-ciel, ou peut-être au sommet d’une falaise. En tout cas,

c’est si haut que tout disparaît dans la brume quand on regarde en bas. Le

soleil va bientôt se coucher, mais l’homme regarde de l’autre côté, vers l’est.

Parfois, on dirait qu’il porte un jeans et un blouson, mais le plus souvent, c’est

une longue robe avec une capuche. Je ne peux jamais voir son visage, mais je

vois bien ses yeux. Il a des yeux rouges, et j’ai l’impression qu’il me cherche,

que tôt ou tard il va me trouver, ou qu’il va me forcer à venir le rejoindre… et

que ce sera la mort pour moi. J’essaye de hurler, et…

Sa voix s’éteignit et, embarrassé,

il haussa légèrement les épaules.

– Vous vous réveillez à ce

moment-là ?

– Oui.

Kojak revenait au petit trot. Bateman

se mit à le caresser tandis que Kojak engloutissait ce qui restait du

quatre-quarts.

– Enfin, ce n’est qu’un rêve,

je suppose, dit Bateman en se relevant.

Ses genoux craquèrent et il fit

une grimace.

– Si je me faisais

psychanalyser, je suppose que le psy me dirait que ce rêve exprime ma peur inconsciente

qu’un chef ou plusieurs chefs recommencent tout à nouveau. Peut-être une peur

de la technique en général. Car je crois que toutes les nouvelles sociétés qui

naîtront, au moins dans le monde occidental, reposeront sur la technique. C’est

dommage, et ce n’est pas nécessaire, mais il en sera ainsi, parce qu’elles en

ont pris l’habitude. Elles ne se souviendront pas – ou décideront de ne pas se

souvenir – que nous nous étions engagés dans un cul-de-sac. Les rivières

polluées, le trou dans la couche d’ozone, la bombe atomique, la pollution

atmosphérique. Elles se souviendront seulement qu’à une époque nous avions bien

chaud la nuit, sans nous donner trop de mal. Comme vous voyez, en plus de mes

autres défauts, je suis aussi un lucide. Mais ce rêve… il me ronge, Stu.

Stu ne répondit pas.

– Eh bien, je vais rentrer, dit

brusquement Bateman. Je suis déjà à moitié saoul et je crois qu’il va y avoir

de l’orage cet après-midi.

Il se dirigea vers la clairière

et revint quelques instants plus tard avec une brouette. Il fit tourner le

siège du tabouret de piano pour l’abaisser complètement, le mit dans la

brouette avec sa palette, la glacière et, en équilibre précaire, sa mauvaise

aquarelle.

– Vous avez fait tout ce

chemin à pied avec votre matériel ?

– Je me suis arrêté quand j’ai

vu quelque chose que j’avais envie de peindre. Je change d’itinéraire tous les

jours. C’est un bon exercice. Si vous allez vers l’est, pourquoi ne pas passer

la nuit chez moi, à Woodsville ? Vous m’aideriez à pousser la brouette et

j’ai encore six canettes de bière qui prennent le frais dans le ruisseau. Nous

devrions arriver chez moi en pleine forme.

– D’accord.

– Parfait. Je vais probablement

parler pendant tout le chemin. Si je vous embête, dites-moi simplement de me

taire. Je ne me vexerai pas.

– J’aime écouter.

– Alors, vous êtes un des

élus du Seigneur. Allons-y.

Ils repartirent sur la 302, poussant

la brouette à tour de rôle, tandis que l’autre se rafraîchissait le gosier. De

fait, Bateman ne cessa de parler, monologue interminable qui passait d’un sujet

à l’autre, pratiquement sans un instant de silence. Kojak trottait à côté de

lui. Stu écoutait quelque temps, puis son esprit se mettait à battre la campagne,

revenait ensuite à ce que disait le professeur. Le discours du professeur

Bateman l’avait troublé, ces centaines de petites enclaves, certaines

militaristes, dans un pays où des milliers d’armes d’apocalypse traînaient

partout, comme des cubes abandonnés par un enfant. Mais curieusement, il

revenait sans cesse au rêve de Glen Bateman, à cet homme sans visage perché au

sommet du gratte-ciel – ou de la falaise – homme aux yeux rouges, tournant le dos

au soleil couchant, le regard braqué vers l’est.

Il se réveilla

un peu avant minuit, trempé de sueur, craignant d’avoir hurlé. Mais, dans la

chambre voisine, Glen Bateman respirait paisiblement. Et, dans le couloir, il

pouvait voir Kojak qui dormait, la tête blottie entre ses pattes. Dans la

clarté de la lune, tout paraissait irréel.

Quand il s’était réveillé, Stu

était dressé sur ses coudes. Il se laissa retomber sur le drap moite et se mit

un bras sur les yeux, essayant d’oublier son rêve. Mais le rêve s’obstinait à

revenir.

Il était de retour à Stovington. Elder

était mort. Tout le monde était mort. Le centre n’était plus qu’une immense

tombe, remplie d’échos. Il était seul vivant, et il ne trouvait pas la sortie. Au

début, il avait essayé de se maîtriser. Marche, ne cours pas, se disait-il

sans cesse. Mais bientôt il allait se mettre à courir. Ses pas se faisaient de

plus en plus rapides. Bientôt il ne pourrait plus résister à cette folle envie

de regarder derrière lui pour s’assurer que seuls les échos le suivaient.

Il passait devant des portes

fermées, des portes aux vitres dépolies sur lesquelles des noms étaient écrits

en noir. Un chariot renversé. Le cadavre d’une infirmière, blouse blanche

retroussée jusqu’aux cuisses, visage noir grimaçant qui regardait les tubes

fluorescents au plafond.

Finalement, il se mettait à

courir.

Plus vite, de plus en plus vite, et

les portes défilaient sur les côtés, ses pieds martelaient le linoléum. Flèches

orange aperçues dans un brouillard sur le blanc des murs. Pancartes. Au début, elles

paraissaient normales : RADIOLOGIE, LABORATOIRES, DÉFENSE D’ENTRER SANS

LAISSEZ-PASSER. Puis il se trouvait dans une autre partie du centre, un endroit

où il n’avait jamais été, qu’il n’avait jamais voulu voir. La peinture s’écaillait

sur les murs. Certains tubes fluorescents ne fonctionnaient plus ; d’autres

bourdonnaient comme des mouches prises dans une toile d’araignée. Certaines des

vitres dépolies des bureaux étaient cassées et, par les trous en étoile, il

voyait des corps dans des positions qui révélaient une horrible souffrance. Du

sang. Ces gens n’étaient pas morts de la grippe. Ils avaient été assassinés, abattus

à bout portant, lacérés à coups de couteau, assommés à coups de matraque. Et

ils regardaient dans le vide avec de gros yeux de crapauds.

Il se précipitait dans un

ascenseur, descendait plus bas, sortait dans un long tunnel sombre revêtu de

carreaux de faïence. Au bout du tunnel, encore des bureaux, mais cette fois les

portes étaient peintes en noir, le noir de la mort. Flèches rouge vif. Les

tubes fluorescents clignotaient, bourdonnaient. Des pancartes : RÉSERVES

DE COBALT, ARMES LASER, MISSILES, GUERRE BACTÉRIOLOGIQUE. Et puis enfin, une

flèche à un endroit où le couloir faisait un coude, et un seul mot : SORTIE.

Il suivait la flèche. La porte

était grande ouverte. Derrière, la nuit, son silence et ses odeurs. Il se ruait

vers la porte et un homme se mettait en travers, obstruait le passage, un homme

vêtu d’un jeans et d’un blouson. Stu s’arrête, pétrifié. Un hurlement s’étrangle

dans sa gorge avec un bruit de fer rouillé. L’homme s’avance dans la lumière

clignotante des tubes fluorescents. Et là où devrait se trouver son visage, Stu

ne voit qu’une ombre noire et froide, éclat de deux yeux rouges, deux yeux sans

âme. Sans âme, mais moqueurs. C’est bien ça. Une sorte d’allégresse, de

jubilation démoniaque.

L’homme noir tend les mains, et

Stu voit qu’elles sont trempées de sang.

– Ciel et terre, murmure l’homme

noir, et les mots sortent de ce trou vide où devrait être son visage. Tout le

ciel, toute la terre.

Et Stu s’était réveillé.

Kojak poussa un gémissement et

gronda doucement dans le couloir. Ses pattes tressaillirent et Stu pensa que

même les chiens rêvaient. C’est une chose naturelle que de rêver, et même d’avoir

parfois un cauchemar.

Mais il lui fallut longtemps pour

retrouver le sommeil.

 

le fléau
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